Berlousko !!
Cachés dans le bosquet de margousiers,
enfouis sous les peaux de yacks mal tannées à l’odeur forte,
pétrifiés de froid, les yeux douloureux à force de
tenter de percer l’obscurité, ignorant de l’heure, les montres à
affichage digital étant interdite en Touchkanie,nous nous demandions
presque pourquoi nous étions là…
Et pourtant…cette expédition, nous en
avions rêvé pendant des années, la préparant,
contacts diplomatiques après demandes de visas, recherches de sponsors,
choix et conception du matériel, et études du terrain et
des témoignages.
Cette quête, le professeur Rapalmi et moi-même
nous la portions en nous depuis longtemps !
Dans mon cas personnel, je peux faire remonter
cette passion à mes neuf ans, âge auquel je découvris
dans la bibliothèque de ma tante Réjane chez qui j’étais
en vacance les œuvres complètes de l’écrivain aventurier
Jock Landdon, et surtout son fameux « Or perdu de la steppe touchkane
» (éditions Grain d’Art) que je relis plusieurs fois.
Quarante années après, je suis
toujours capable de me rappeler les phrases exactes par lesquelles il narre
cette fameuse rencontre.
Jock Landdon a perdu son guide et sa modeste
caravane depuis 2 jours et 3 nuits.
Il a épuisé ses vivres, ses allumettes,
et sa précieuse bouteille de Nêktär, cet alcool âpre
et fort qu’il adore.
Couché dans un creux de mousse, sommairement
enfoui sous quelques pauvres branches pour se protéger du froid,
l’estomac tiraillé par la faim, les membres rompus de fatigue, il
s’endort enfin.
C’est l’odeur du feu qui le réveille quelques
heures plus tard. Dans l’obscurité épaisse à peine
trouée par la joyeuse flambée, il distingue la silhouette
familière de son guide, mussée dans le traditionnel manteau
de yack.
Dans une bouffée de joie et de soulagement,
il va l’interpeller, KrÜmmir, tu m’as retrouvé !
A ce moment précis, la main rude de KrÜmmir
lui presse la bouche pour le faire taire,
et son guide, pressant son visage contre le sien,
ses gros yeux exorbités par la peur, lui chuchote, d’une voix rauque
et tremblante : « pas KrÜmmir, BERLOUSKO !!! »
A quarante ans de distance, me remémorer
cette phrase me provoque toujours une intense chair de poule !
Jock Landdon ne reverra jamais de Berlousko,
mais se souviendra longtemps de l’immense silhouette velue qui se dressa
alors dans la nuit, lui jetant un regard étrangement humain avant
de prendre la fuite dans un fracas de branches brisées…
Jusqu’à sa mort si controversée,
il resta persuadé que cette créature l’avait sauvé
du froid en allumant un feu
(cf « Allumer un feu » J. Landdon,
collection Pland).
Juillet 2006.
Hauts plateaux du nord de la Touchkanie,
1h30 du matin environ.
Yöttr, notre guide, le petit-fils de KrÜmmir,
à ce qu’il dit, dort prés du yack. Sous les peaux, à
côté de moi, le professeur Palmari tente de remonter à
tâtons son téléobjectif, qu’il a fait choir dans les
rochers la veille. La tâche n’est pas aisée car le froid nous
engourdit les doigts.
Je scrute toujours l’obscurité, les yeux
larmoyants braqués dans la direction du tas de boîtes de sardines
dont le Berlousko est paraît-il très friand.
(Comment les ouvre-t-il ?)
Entre les bouffées de vapeur que provoque
ma respiration dans l’air glacé, j’aperçois le scintillement
des étoiles qui se reflètent dans le torrent.
Hormis le bruit de l’eau contre les pierres,
le silence est total…
Je sens que mon attention s’émousse.
Tout à coup, les doigts gantés
de mon ami se posent sur mon épaule, il me désigne un point
sur la pente qui nous fait face, et me glisse, d’une voix si basse qu’elle
en est presque inaudible :
« Berlousko ? »
Scepticisme et paganisme
Les irréductibles sceptiques de tous poils
vous diront que le Berlousko appartient à la longue lignée
des créatures velues et sauvages chimériques tels que le
yéti, le barmanu, le yeren, big-foot et l’almasty, symboles de ce
contact avec la nature que l’homme a perdu depuis longtemps, chamanes nostalgiques
qui n’existent que dans l’imagination et les livres des crypto zoologues
et autres charlatans.
Combien de ces irréductibles vont néanmoins
à la messe, pratiquent une religion, et croient en l’efficacité
et la probité de tel ou tel homme ou système politique ?
Combien de ces penseurs bardés de certitudes
sont persuadés que les cosmonautes américains ont posé
leurs semelles sur la lune, alors que nous n’en avons comme preuve que
la piètre qualité d’un film, à la définition
plus mauvaise que celui qui nous fit découvrir la tranquille déambulation
d’un sasquatsch dans un sous-bois nord-américain ?
Que nous reste-t-il de Jules César pour
que nous croyions à son existence ? Des ossements ? Des excréments
fossilisés ? Des descendants encore vivants ? Ou de simples récits
et témoignages écrits par des gens disparus depuis longtemps,
sans preuve tangible de leur propre réalité ?
L’énigme et le mystère du yéti
puis plus tard du berlousko nous a tous fait rêver.
Cette silhouette velue, barbue et bienveillante,
en contact étroit avec la nature et les saisons, grand-père
toujours vivant, néandertalien de nos mémoires primitives,
presque primate de notre généalogie, homme singe toujours
plein d’une énergie animale et originelle, ce singe homme émotionnel
n’ayant jamais été chassé du paradis nous hante depuis
toujours, nous les tous humains.
Tels Reinold Messner, qui croisa le yéti,
ou Bernard Heuvelmans qui en étudia sommairement un congelé,
Fabien Palmari, que je rencontrais à l’Ecole du Comportement Animal
de Vitrolles dans les années 80, et moi-même, mûs par
la même passion, décidâmes de nous confronter au mystère
du Berlousko, homme-velu des hauts plateaux de la lointaine et mal connue
Touchkanie*.
Hauts plateaux du nord de la Touchkanie.
2h du matin environ.
Le guide est maintenant réveillé,
et nous sentons son souffle sur nos nuques.
Les peaux de yacks, craquantes de givre, puent
de plus en plus. Tant mieux, Elles n’en dissimuleront que plus efficacement
les odeurs de civilisation que nous trimballons malgré nous.
Mes yeux sont douloureux à force d’être
écarquillés. Mon cœur semble battre dans ma gorge. Le professeur
Palmari se retient de tousser et Yöttr marmonne à voix très
basse.
Tout d’un coup, je réalise que ce mécréant
convaincu est en train de prier !
Craint-il pour sa vie, superstitieux comme tous
les montagnards, ou espère-t-il la prime que nous lui avons promise
en cas de rencontre avec la créature discrète qui nous fascine
depuis tant de temps ?
Berlousko.
Si vous cherchez ce mot dans un dictionnaire
français, vous ne l’y trouverez pas.
Il vous faudra avoir recours à la haute
technologie de l’informatique via internet pour y trouver une définition
: le site officiel de la Touchkanie, très bien fait, apportera une
réponse très documentée à vos légitimes
interrogations.
*lire l’excellent carnet de voyage de Egmar B.
Hergsonn, « impassible Touchkanie », Editions du Rhein.
C’est d’ailleurs grâce à ce site
et au personnel d’une grande gentillesse qui le gère, que nous avons
pu concrétiser notre expédition.
Merci aux frères Djorioz’, Nhikkô
et Mrak, à monsieur Zsiggud, et surtout à l’admirable et
si charmante Nattasch (mariée depuis, à la suite d’une rocambolesque
rencontre liée à la préparation de ce voyage, mais
ceci est une autre histoire !). |